Ce lundi 3 Mai 2021, je ressens comme un manque, un manque d’excitation et d’adrénaline, comme seule la compétition arrive à me faire vivre. Vivement que les courses reprennent !
Je me replonge avec émotion dans le récit que j’ai couché sur le papier le Samedi 27 Février 2016. Ce soir-là, je n’arrive pas à trouver le sommeil, je suis devenu champion de France Elite du 3000m quelques heures plus tôt. Je n’avais jamais partagé ce texte, presque intime, mais 5 ans après, je me sens prêt à le publier. Le sport n’est pas que du sport, le sport c’est la vie !
Aubière. Son stade couvert, son tour d’échauffement, son atmosphère, tout me semble familier. Avant l’ouverture de la salle de Lyon La Duchère, chaque compétition avait lieu ici à Aubière, au cœur de l’Auvergne. J’ai participé à une vingtaine de courses dans cette salle, toutes avec son lot d’émotions. Ca représente plus d’une centaine de tours de piste, à raison de quatre par 800m et de sept et demi par 1500m. J’arrive donc ici en totale sérénité, comme si j’allais courir à la maison.
Je récupère mon dossard, l’épingle sur mon maillot et essaye de me relaxer dans le gymnase d’échauffement. L’attente est un peu longue, mais l’arrivée de mon entraîneur, Bastien Perraux, me permet de faire passer le temps un peu plus rapidement. Je salue quelques-uns de mes concurrents. Benjamin Pires me propose de m’échauffer avec lui. J’hésite un instant, car à Mondeville il y a quelques semaines, ça ne m’avait pas porté chance. Mais j’accepte de suite car c’est toujours un plaisir de courir avec lui, maintenant que nous avons couru une dizaine de courses ensemble. Nous avons appris à nous connaître, notamment aux championnats universitaires.
Le rythme d’échauffement est un peu rapide, je laisse Benjamin filer après 10 minutes. Je veux garder mes forces pour la bataille. Je me concentre sur la course qui va arriver et repense aux tours d’échauffement que j’ai déjà effectués ici avec mon frère Romain et à une séance que j’avais faite avec mon premier entraîneur, Alex Fournival, sur la piste d’échauffement un lendemain de compétition. Je passe devant l’IFAM, l’Institut Français de Mécanique Avancé, que Matthieu, un collègue de travail lors de mon stage de fin d’études, avait fréquenté lors de ses années étudiantes. Je me sens ici comme à la maison.
Je retourne au chaud pour faire les gammes, Bastien me glisse : « Tu as du pied aujourd’hui ! », lui qui me trouve parfois un peu pataud sur les gammes à l’entraînement. Ses paroles me mettent en confiance. Bastien me répète et complète les consignes qu’ils m’avaient données cette semaine : « il faut prendre du plaisir et ne pas s’enfermer dans un schéma tactique, tout peut arriver ! ». Les Marocains peuvent durcir la course, ils sont 4 Marocains au départ, mais ne comptent pas pour le championnat. Hassan Chahdi, parfois fantasque, peut attaquer d’un coup et s’effondrer plus tard. La course peut être tactique. Surtout ne pas s’affoler et lisser le plus possible les attaques, car les accélérations laissent des traces dans les jambes.
Personne ne m’attend, tant mieux. Je leur montrerai ce que j’ai dans le ventre. Quand vous faites une course moyenne, comme ce fut le cas à Mondeville quatre semaines plus tôt, tout le monde vous oublie. Les à-coups à chaque virage de la petite salle de Mondeville m’avaient fait charger en acide lactique trop rapidement. En terminant la course, même en 8’19, cela m’avait permis au moins d’accrocher la qualification et de pouvoir prendre le départ aujourd’hui.
J’ai déjà couru en 8’10, en courant tout seul de A à Z à Cardiff il y a deux ans, je sais que ma valeur est autour de 8 minutes. A Mondeville, j’arrivais fatigué après un gros cycle de préparation. Aujourd’hui ma forme est tout autre. La preuve avec une séance de 300m avalés en 40 secondes le jeudi de la semaine dernière et des 500m avalés lundi en 1’12. Les autres coureurs eux arrivent sur la pente descendante, avec pour certains un 3000m moyen dimanche dernier à Metz. Aujourd’hui j’en suis sûr : Je vais gagner !
16h45, direction la chambre d’appel. La course est encore dans 20 minutes, il faut rester concentré mais aussi essayer de faire baisser légèrement la pression pour ne pas être pétrifié par l’enjeu. Je montre son sac, mes pointes et mon maillot de club pour les vérifications réglementaires. Un dirigeant de la Ligue Rhône-Alpes que je croise régulièrement sur les compétitions, me propose une bouteille d’eau. Une bouteille d’eau d’Aix-les-Bains. Je le remercie et lui fais remarquer en souriant : « C’est l’eau de chez moi ça ! Vous auriez pu prendre l’eau d’ici, la Volvic. » Je me sens vraiment comme à la maison. Je me sens détendu comme jamais dans cette fameuse chambre d’appel, qui parfois peut être stressante.
Je me dépêche d’enfiler mon short, mon maillot et mes pointes pour avoir le temps de faire mes dernières lignes droites sous la tribune. J’ai l’impression de voler sur les 2 lignes droites que j’effectue. Comme si je me retrouvais sur une autre planète. La concentration extrême me fait oublier que derrière ces tribunes métalliques bondées se trouve l’anneau que nous foulerons dans quelques instants.
Nous rentrons dans l’arène. Chacun dépose son sac dans une des panières mises à notre disposition. Nous effectuons une dernière accélération avant d’être appelé sur la ligne de départ. Présentation des coureurs et passage de la caméra devant nous, rien ne me perturbe. “A vos marques !”
Le coup de pistolet retentit. Je prends un départ rapide grâce à trois ou quatre appuis forts et me rabat en tête. L’impression de voler m’habite encore, je suis prêt à partir comme sur un 1500m. Je me calme très rapidement et me relâche le plus possible pour m’économiser. Il y a quand même 15 tours à couvrir. Je jette un regard sur le chrono à côté de la ligne de départ : 32 secondes au premier 200 mètres. Je garde les épaules relâchées et essaye d’avoir la foulée la plus économique possible.
Hassan Chahdi attaque après 2 tours de piste, je ne suis pas étonné, c’était un des scénarios que Bastien avait imaginé. Surtout ne pas revenir trop vite et lisser le plus possible l’accélération pour ne pas brûler des cartouches pour l’emballage final.
Le tour suivant, j’aperçois en vision périphérique qu’une perche nous arrive droit dessus. Je la vois arriver et dans une lucidité extrême, j’anticipe l’arrivée de la perche dans les jambes et saute pour l’éviter. La perche est tombée entre Hassan et moi, je suis resté serein et sûr de mon reflexe. Une fraction de seconde plus tard, j’ai déjà oublié cette action et reste concentré comme jamais.
Hassan stoppe son effort de manière impromptue un tour plus tard pour retourner dans le paquet. Nous étions à une bonne allure et me faufile à la corde pour garder mon élan et repasser en tête.
Les tours passent dans ma tête à une vitesse folle. Je continue à être relâché et ne pense à rien. Ça roule tout seul en tête de course. Je peux déployer ma grande foulée sans être gêné par personne. Il reste déjà 8 tours. Bientôt le passage à mi-course, dans ma tête la course n’a pas encore commencé.
A 6 tours de l’arrivée, un coureur passe devant et prend un relais. Je ne m’affole pas et suis la foulée du leader. Pendant la course je ne remarque pas que c’est Djilali Bedrani devant moi, tellement je suis concentré dans ce que je fais. Un peu plus tard, un coureur de plus essaie de me passer en virage, je lui ferme la porte gentiment. Le rythme s’accélère progressivement.
A 3 tours de l’arrivée, je suis toujours dans la foulée de Bedrani, deux athlètes attaquent. La porte est fermée sur la droite, je ne peux répondre immédiatement, un troisième coureur passe. A 2 tours de l’arrivée, je suis en cinquième position, les jambes commencent à piquer suite à l’accélération progressive.
En tête de course, j’identifie le maillot bleu ciel de Florian Théophile. Mes synapses refont le lien instantanément à la discussion que j’ai eu avec Annette Sergent – quadruple médaillée aux championnats du monde de cross – deux jours avant à la fin d’une séance de sophrologie. Autour de la dixième place en 1986 à l’entrée de la dernière ligne droite des championnats du monde de cross, elle aperçoit devant elle en troisième position une Française qu’elle avait jusque-là toujours battu. Annette se dit : « Il n’y a pas moyen qu’elle finisse devant moi ! » Elle va chercher sa première médaille internationale, en bronze. Je me dis la même chose : « cette course elle est pour moi ! »
Les jambes piquent, mais c’est pareil pour tout le monde. Le mental prend le dessus, personne ne pourra m’arrêter !!
Je double un premier Marocain, Youssef Jaadi, la cloche retentit, il va falloir y aller ! Je double Bedrani dans la ligne droite opposée, Théophile est en perte de vitesse. Il reste scotché dans le virage, je le double de toutes mes forces. Il faut éviter de doubler en virage en salle, mais la confiance est absolue !
Il reste encore un athlète devant mais je sais que c’est un Marocain qui ne joue pas le titre. Les derniers appuis sont durs, je donne tout pour ne pas me faire doubler dans les derniers mètres.
Je franchis la ligne, je suis champion de France ! Sur la ligne plein de sentiments se mêlent, mélange de joie, d’accomplissement et de fierté.
Je relâche tout, le physique reprend le dessus, les mollets sont durs, je sens le sang de mes veines gorgé de lactique. Je ne peux tenir debout plus longtemps, je m’allonge au sol. Je suis allé au bout de moi-même, ce titre ne pouvait m’échapper !
Je me relève et passe devant les caméras de Canal+ pour une interview. L’épisode de la chute de la perche me revient, j’essaye d’expliquer ce que j’ai vécu avec le souvenir que j’en ai mais personne ne l’a vu. Je devine qu’une bonne partie de la course a dû être coupée pendant la retransmission et j’espère que Romain, resté à la maison, aura pu la suivre convenablement à la télé. L’épisode de la perche est encore flou dans ma mémoire. Le lactique et la fatigue prennent encore une grande part de ma concentration.
Je passe ensuite devant les médias écrits, les esprits reviennent petit à petit et explique comment j’ai vécu cette course. J’ai le sentiment que tout a été sous contrôle et que l’issue ne pouvait être autre. Bastien a eu le nez assez fin sur ses consignes de course et sur la préparation terminale.
Monté sur le podium, je cherche mes proches partager ça, mes parents et Bastien, je ne vois personne. Mes parents doivent être en train de filmer et photographier ces moments de grâce. Je ne pourrai les retrouver tout de suite, passage au contrôle anti-dopage oblige.
Je peux enfin les retrouver, savourer avec eux et partager ce que j’ai ressenti. C’est grâce à ce soutien de tous mes proches, à la passion que mon premier entraîneur Alex m’a transmis depuis mes débuts si je peux vivre ces émotions.
Retour à Lyon dans la soirée, je préfère ne pas regarder la course pour essayer de graver dans ma mémoire ce que j’ai pu ressentir et d’avoir le film de ma course de mon point de vue plutôt que celui des tribunes.
Le lendemain, je revois la course et me dis que ça a été chaud. J’avais quand même du retard à la cloche. Le mental a fait le reste…